InterviewParis, FranceJanvier  2022
Temps de lecture : 8 minutes

Cette conversation fait partie de mes réflexions sur mon mémoire de fin d’année 2022 portant sur la problématique suivante : Comment adapter numériquement la signalétique d’un espace lié à la culture, pour les personnes atteintes de cécité, tout en intégrant un design inclusif ? (voir le projet)

Merci à Ruedi Baur pour le temps accordé.


Kilian Berger.  Bonjour Monsieur Baur, pouvez-vous vous présentez brièvement ?

Ruedi Baur.  Bonjour, oui alors, je vais essayer de ne pas me définir par des disciplines sinon je serais obligé de dire que je suis graphiste ou peut-être que je suis signaléticien, mais cela exclut toute une partie de l’activité que je peux avoir. Ce que j’essaie de faire, c’est de résoudre des problèmes d’orientation, d’information, de mise en valeur, de mise en scène dans l’espace urbain ou du cadre bâti. Pour acquérir du savoir, pour être orienté, certaines choses doivent être mises en valeur, car aujourd’hui, certaines choses sont dévalorisées et cela crée de la désorientation. 

Alors c’est vrai que je suis aussi très intéressé à la fois à essayer de résoudre des questions d’orientation, mais aussi de me préoccuper de son contraire, c’est-à-dire, « qu’est-ce que la désorientation ? ».


KB.  De par votre expérience, trouvez-vous qu’en France, l’accessibilité des personnes en situation de handicap et plus particulièrement celle des personnes aveugles et mal-voyantes, est mieux prise en compte dans la société ? Dans les établissements recevant du public ou dans l’espace urbain ?

RB.  Il y eut indéniablement un changement qui s’est fait par lois. 
En France, tout passe par des ordres - à ne pas confondre avec «désordre» - c’est-à-dire que l’obligation à la confrontation de cette problématique a fait qu’il y a eu un pas en avant. 

Mais je trouve toujours, et on le voit encore aujourd’hui par rapport à la pandémie, que ne fonctionner que par “le fait qu’on doit le faire” ce n’est pas vraiment se confronter à la chose. Il y a une déresponsabilisation qui se crée et le fait de vouloir le régler ne résout pas tout à fait la problématique. C’est-à-dire qu’on est face à des obligations et aujourd’hui en terme d’accessibilité, c’est très clair, il y a un certain nombre de règles qui sont définies. Elles ne sont alors pas toujours définies en tant que résolution de la problématique, mais en tant que “il faut au moins faire ça”. 

Je vois la différence en Suisse où il y a bien moins de régulation. Mais finalement, on est obligé de se confronter à la problématique d’une manière beaucoup plus profonde, parce qu’il y a cette absence de régulation. Ça ne nous couvre pas du fait qu’on est responsable devant la problématique, mais du fait que nous ne sommes pas responsables de ne pas avoir répondu aux règles. Cet écart-là, est sans doute une des difficultés de la France actuelle.


KB.  Et vous, comment prenez vous en compte l’accessibilité des personnes à mobilité réduite dans chacun de vos projets ?

RB.  Premier point, je crois qu’il est important de savoir que dans ces domaines-là, on n’est pas dans de la perfection, on ne peut pas atteindre l’absolu. 

Deuxième point, c’est où se situent ces questions d’inaccessibilité, et je dirais que si on regarde les statistiques, on a à la fois des problèmes d’inaccessibilité dû à des handicaps passagers, c’est-à-dire je suis enceinte, j’ai une très grosse valise, etc. Ce sont des moments où nous sommes handicapés. Puis on a aussi en France une population assez importante qui a des problèmes d’accessibilité dûs à la langue ou aux codes culturels locaux. Je dirais même que le plus grand endroit où barrière il y a, c’est indéniablement dans l’accès à tout ce qui a trait à l’administration. Alors, oui, j’essaie d’aller le plus possible au-devant des usagers. 
Pour revenir à la question qui a précédé, on arrive parfois à cette contradiction de devoir faire des choses parce que la loi nous l’impose en sachant que ça ne sert à rien, en sachant que ce n’est pas la solution. C’est le gros problème de la non-voyance totale et de la signalétique. Il y a une partie de la signalétique qu’on ne peut pas rendre intelligible à tous. On est indéniablement dans un système d’imperfection. 

Pour résoudre la question de l’accessibilité pour des personnes atteintes de déficience visuelle par exemple, la problématique n’est pas de venir mettre du braille aux endroits où on met de l’information; elle est toute autre. 
Je ne pense pas qu’il faut l’aborder avec cette radicalité là. Cela nous amène à des questionnements acoustiques plutôt que des questionnements de lecture. Ce qui est intéressant, c’est que cela peut aider des personnes qui ont un handicap temporaire, mais aussi des personnes qui ne maîtrisent pas la langue. Tout l’avantage du digital c’est que c’est très facile de traduire à la fois pour des personnes qui ne voient pas, traduire pour des personnes qui ne maîtrisent pas la langue ou traduire pour les personnes qui à un moment donné, ont des difficultés et qui tout d’un coup recherchent l’ascenseur alors qu’il n’utilisent jamais l’ascenseur par exemple.

KB.  Vous parlez d’aide digitale, justement voyez vous les avancées technologiques comme un moyen de rendre plus accessible la signalétique d’un bâtiment ? Ou au contraire de perdre la notion même d’orientation et d’information ?

RB.  Je suis beaucoup confronté à ces choses-là et je pense qu’il faut à la fois ouvrir sur cette dimension, car c’est absolument nécessaire et on vient de donner l’exemple, mais je dirais que ce n’est pas la solution pour tout. Je dirais que probablement les personnes les plus orientées sont les non-voyants parce qu’ils sont obligés de travailler cette orientation. On le voit très bien, car les non-voyants doivent préparer leurs déplacements et il y a un labeur, une confrontation avec cette chose difficile de trouver son chemin quand on ne sait pas où l’on se situe. Le risque du numérique et du digital, c’est le fait de ne plus se confronter à l’orientation. Je pense qu’il est important de se confronter à l’orientation. 

C’est ce qu’on voit très bien lorsqu’on est en voiture et qu’on a un appareil qui nous guide. Le mot “guide” est assez juste car la deuxième fois on ne sait pas y retourner. Alors que si on s’est confronté au fait de se trouver, de se repérer, on a la mémoire qui agit et la prochaine fois on sait à peu près où on est et on sait y revenir. Donc ces outils sont des outils de délégation et je dirais qu’il faut qu’on fasse attention, parce que tout déléguer à la machine ça veut dire au final, ne pas être orienté. Ça veut dire que si la machine ne fonctionne pas, on est complètement perdu. 

Je comparerais cette situation au moment où L’Humanité a commencé à avoir une montre. Soit celle qui était sur le clocher soit celle que l’on transportait. Aujourd’hui, on est plus dans celle que l’on porte, mais c’est très clair que les personnes qui ne portent pas de montre ont un sens du temps beaucoup plus fort. Donc le fait de la délégation, c’est aussi enlever des compétences intellectuelles. Pour moi, il ne faut pas lâcher complètement le fait de l’effort par rapport à l’orientation et le fait de cet écart entre orientation et désorientation en sachant que la désorientation n’est pas que négative. Lorsque l’on part en vacances ou ailleurs, c’est pour être désorienté, c’est pour avoir une part de nouvelle confrontation à comment je me retrouve, comment je comprends. On voit bien que dans ce moment de désorientation, on reçoit des informations, on comprend des choses que l’on ne comprend pas dans notre quotidien. Il y a un phénomène cognitif qu’il ne faut pas qu’on élimine, je pense que c’est important de chercher son chemin et que ce n’est pas bon si on est en permanence guidé. 
Qu’est-ce que ça veut dire de se perdre volontairement, que d’aller chercher ce que l’on ne sait pas et ce qu’on va trouver ? C’est-à-dire ce fait d’être en permanence directement guidé, c’est le gros risque du numérique. On est toujours dans un lien direct entre “je cherche ça”, “je veux avoir l’information sur ça”, mais absolument pas sur tout le reste.

C’est la même chose quand on cherche sur Google, on n’est pas à la bibliothèque. Je pense que ça va transformer nos cerveaux et je pense qu’aujourd’hui, on pourrait totalement être dans des outils qui nous amènent à tout endroit d’une manière absolument parfaite, mais je ne suis pas sûr que la liberté ce ne soit pas d’enlever ses écouteurs et de pouvoir se perdre.

KB.  Après plusieurs interviews de personnes aveugles, ils m’ont confié que les architectes, les urbanistes, les designers ou autres ne prenaient jamais vraiment en compte leurs réels besoins. Ils conçoivent ce qu’ils pensent être le mieux et pas ce qu’il serait mieux de concevoir pour eux.
Pensez-vous que le problème n’est pas en amont de la construction de chaque lieu, bâtiment ou objet ? Selon vous, les architectes, les designers et les urbanistes devraient-ils prendre en compte l’accessibilité des personnes à mobilité réduite et en particulier les personnes atteintes de déficience visuelle en amont ?

RB.  J’ai tendance à dire que la culture qui s’est perdue probablement en matière d’architecture, c’est le plurisensoriel. 

On dit que “jamais un aveugle ne se perd dans une boucherie”. C’est parce qu’il y a des usages, des volumes et surtout de l’air. La personne non-voyante se repère fortement par les courants, par la sensibilité de la peau aussi et ça, c’est quelque chose qui n’existe absolument plus et qui n’est pas cultivé. 

Comment faire un bâtiment où l’on serait uniquement orienté par des courants d’air et qui nous informerait lorsqu’on se situe ici ou là ? Comment arriver par exemple à retrouver la culture acoustique des vieilles villes de la Renaissance où l’écho pouvait totalement nous orienter ? Il y a plein d’éléments qui existaient dans notre culture, des choses qui finalement relevaient de cette information annexe. Je prends un troisième exemple, c’est le sol. La structure du sol peut nous informer énormément, par exemple dans une ville ancienne. Il y a le seuil, les pavés, puis dans la maison il y a la partie en carrelage et la partie en bois. Tout ça ce sont des informations qui finalement manquent aujourd’hui, car on est plutôt dans une unification et dans une homogénéité structurelle.

 Je crois que si on avait, comme vous le dites, à penser ces espaces de cette manière-là, c’est recultiver toutes ses données pour qu’elle participe à la formation de ces espaces. Comment aller au-delà des petits points que l’on suit et qui sont quand même souvent un peu ennuyeux ? Je pense qu’on pourrait avoir des informations plus globales et qui aideraient bien entendu. Tout ça ce n’est pas pour dévaloriser toute la recherche qui se fait en matière d’aide à l’orientation des personnes atteintes de déficience visuelle, mais aujourd’hui, on est souvent dans une démarche de rajouter sur des logiques qui ne prennent pas en compte la problématique en tant que telle. Je ne suis heureusement et malheureusement pas malvoyant, mais je pense que la question spatiale est beaucoup plus forte chez eux. Je donne toujours comme exemple quand on a un très jeune enfant et qu’on essaye de l’endormir, passer d’un espace à un autre fait que l’enfant dans un demi-sommeil sent notre départ. Il y a une perception très profonde du passage d’un espace à un autre et ça aussi ça peut être recultivé, mais je suis conscient qu’il y a d’autres priorités. C’est comme ce que je disais au début, c’est un peu comme ça que l’on devrait aborder ces questions là et se dire aussi, plus pour les voyants, qu’une école devrait être reconnaissable, qu’un palais de justice doit avoir un certain code pour qu’il dise “palais de justice” sans qu’on ait besoin de le lire.




KB.  Là, on est vraiment dans une réflexion d’accessibilité en amont de chaque construction, mêlant numérique et design inclusif, alors si on pousse la réflexion plus loin, peut-on faire le lien avec la Smart City ?

RB.  Je pense qu’il faut le penser, il faut le travailler dans ce sens, mais il faut surtout le cultiver. C’est-à-dire qu’il faut qu’on dépasse ensuite la Smart City des ingénieurs. Comment arriver à faire des Smart Cities qui ne soient pas uniquement de l’engineering, des transmissions de poésie, des transmissions d’éléments inutiles qui sont présents à côté d’éléments totalement fonctionnels ? 

J’ai eu la chance d’être parmi les premiers à me confronter à cette question de Smart City en partant totalement de la culture, c’était dans le quartier des spectacles à Montréal. On a développé la Smart City qui après allait être utilisée par d’autres besoins mais en partant de la culture. Ça lui a donné une visibilité et je trouve ça très important qu’on sache où est le numérique et que ce ne soit pas des tuyaux cachés, on voulait que ce soit présent dans la ville. Ensuite, c’est bien sûr toute la question de la relation de ce qui n’est pas numérique et de ce qui l’est. Nous pouvons rajouter à ça, parce qu’aujourd’hui le numérique c’est surtout de la police, comment arriver à faire que nous restions non observés, comment arriver à faire que nous restions libres à l’intérieur d’une Smart City ? Comment la personne, l’individu peut avoir des choix qui ne lui sont pas pré programmés, mais des choix qu’il peut mettre en œuvre lui même ? C’est encore là la limite du numérique. 

Il faut que quelqu’un ait pensé d’abord a la possibilité de la chose avant qu’elle ne puisse être réalisée. Cela nous amène beaucoup à réfléchir sur des systèmes ouverts, pour que les processus puissent se développer, puissent répondre d’une certaine manière aux citoyens et non pas imposer leur système. 

En matière de signalétique, on a indéniablement cet écart qui existe entre guider les foules et donner l’information pour se repérer. C’est sur cet écart-là qu’il faut travailler en se disant qu’il y a des situations où il faut être plus autoritaire et il y a des endroits où il faut de la désorientation, c’est-à-dire que c’est la personne, l’usager qui décide de son chemin et peut être que la Smart City doit juste, au moment où il décide de se réorienter, donner les outils pour le faire.

KB.  On a parlé de solutions de design inclusif et j’aimerai revenir sur le travail que vous avez fait pour l’Institut de la Vision à Paris. Pouvez-vous expliquer votre démarche ?

RB.  C’était une demande qui nous avait été faite par un organisme qui se concentre directement sur toutes ces questions d’accessibilités et pas uniquement visuelles d’ailleurs.

On a essayé de développer pour ce faire un système d’orientation qui déjà permettait d’allier le tactile, le visuel et l’acoustique. Cela a provoqué une typologie de supports d’information qui est le contraire de ce qu’on essaye de faire très souvent. Ce qu’on essaye de faire très souvent, c’est de faire disparaître le support et de ne garder que l’information.

KB.  C’est en effet une des réflexions principales de mon mémoire, dans laquelle je compte aller plus loin en y apportant des solutions tournées vers le numérique. Je pense que la crise sanitaire est une véritable opportunité car ça a accéléré la transformation numérique en prônant une société sans contact. Or, les personnes atteintes de déficience visuelle ne peuvent pas se passer de ce sens. Je pense que le numérique a un rôle très important à jouer afin d’aider ces personnes au quotidien.

RB.  Moi sincèrement, j’en suis absolument persuadé mais je pense très sincèrement que les outils tactiles mis en place actuellement sont quand même absurdes. Mettre une carte tridimensionnelle en bas d’un hôpital et les laisser se débrouiller, c’est quand même les considérer comme extrêmement doués, c’est un challenge incroyable. 

Je pense qu’en effet le numérique a tous les outils pour pouvoir le faire aujourd’hui. À la fois des outils d’interférence avec l’espace, je crois qu’on sait à peu près installer des systèmes interactifs à l’intérieur, qui permettent soit de manière acoustique, soit de manière autoguidée de donner des informations à l’usager. 

La question, c’est, est-ce que c’est suffisant ou est-ce qu’on peut considérer qu’il y a des personnes qui n’ont pas les moyens d’utiliser le numérique ?

KB.  C’est une très bonne question car la majeure partie des personnes aveugles ont plus de soixante ans et c’est quand même beaucoup plus difficile de se former sur ces outils numériques à cet âge-là, d’autant plus s’ils sont aveugles. Cette notion-là est à prendre en compte, donc est-ce qu’il n’y a pas une autre forme d’utilisation des outils numérique pour faciliter leurs usages ?

RB.  Il me semble quand même assez simple d’avoir, avec cet outil, une sorte de pédagogie qui s’effectue sans personne extérieure. Ce n’est pas simple, mais c’est jouable. Après les évolutions, elles sont énormes et je pense que vous avez tout à fait raison de considérer ainsi le Covid, qui a quand même fait basculer notre société dans une société à 80 % digitale. On nous oblige bien à nous débrouiller avec cette chose-là donc il nous faut penser le commun au lieu de penser uniquement lieu par lieu. 

C’est évident que la solution vient de l’ensemble et non pas du particulier. Il faut faire attention tout de même à ne pas tomber dans de l’hyper fonctionnalisme, il y a un juste milieu à trouver.

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